by Marc Masurovsky
[This paper was delivered in French at an international conference in Bonn, Germany, on November 30, 2017. The conference focused on plunder and art trafficking in wartime France, 1940-1944, and was sponsored by the Deutsches Zentrum Kulturgutverluste.]
J’ai choisi de vous parler de la « question juive » et du marché de l’art à Paris pendant l’occupation de la France par les troupes et services du Reich allemand, de mi-juin 1940 à la fin du mois d’août 1944.
Pourquoi un tel sujet ?
Que veut-on dire par la “question juive” ?
Cette expression suggère une remise en cause, la nécessitéde questionner ce qui est « juif », la qualité de « juif, » la spécificité« juive. » C’est une question qui se pose différemment selon que l’on soit juif, ou non juif.
Le débat sur la question juive a été lancé par des philosophes allemands dans la première moitié du 19ème siècle, dans un contexte tout autre, à savoir l’émancipation des juifs vivant dans les provinces allemandes.
En 1843, Karl Marx rédige une « Réflexion sur la question juive » qui prend à partie un pamphlet polémique « La question juive », rédigé la même année par un de ses anciens professeurs, Bruno Bauer. Ce dernier était opposé à l’émancipation des communautés juives implantés en terres allemandes. Dans sa réplique à Bauer, Marx associe indissolublement la qualité de juif à une activité économique. Autrement dit, on ne peut être juif sans être producteur de capital, de richesse économique. Si on suit le raisonnement de Marx, l’émancipation des juifs, le règlement de la question juive ne peut s’accomplir que si les juifs abandonnent délibérément leur qualité de juif telle qu’elle est supposée être conçue dans un contexte capitaliste. Cela reviendrait à dire qu’une communauté juive émancipée accepterait de perdre son essence juive, qui, elle, est liée à une activité spécifique de production de capital. Même si Marx pensait honnêtement que son projet était humaniste et séculier, ma vulgarisation de ses propos avancés en 1843, soit cent ans avant la Shoah, démontre comment un tel argument pouvait être complètement dénaturé un siècle plus tard par la montée des idéologies fondées sur l’inégalité des races et la supériorité de la race aryenne qui trouveront leur écho dans le national socialisme allemand et ses variantes antisémites dans l’extrême-droite française. Je ne suis pas ici pour faire le procès de Marx mais je voulais simplement retracer très brièvement la généalogie de cette expression néfaste.
La réflexion de Marx sur la « question juive » remet donc en cause l’essence de la judéité, la qualité de juif, sa substance spirituelle, culturelle, et existentielle. Parler de « question juive » équivaut à questionner la raison d’être « juif ». A partir de 1940, la solution de la question juive implique l’extirpation des juifs de la vie économique de la société civile en leur soutirant leurs richesses et leurs capacités de produire, de consommer, d’exister économiquement, socialement, religieusement et culturellement. Pour moi, la question juive comme notion antisémite s’inscrit dans une interprétation économique de la qualité de « juif. »
L’activité économique qui nous intéresse aujourd’hui est celle qui caractérise le marché de l’art, un organisme complexe, qui ressemble plutôt à un tissu de réseaux et de filaments liant entre eux à des degrés divers artistes, marchands, collectionneurs, courtiers, personnels de musées, de galeries, de maisons de vente, notaires, avocats, banquiers, experts, historiens de l’art dont les compétences aident à soutenir et maintenir ce que l’on appelle le marché de l’art. Ces filaments s’étendent à travers l’Europe—et même au-delà jusque dans les Amériques et l’Asie. Ce monde ne peut fonctionner sans opacité, un monde dominé par le secret d’affaires. Après 1940, tout change. Les marchands, les galéristes, les collectionneurs d’origine juive disparaissent du marché, tandis que leurs inventaires, leurs biens culturels et artistiques s’écoulent par les mêmes réseaux dont ils se servaient avant l’imposition de mesures discriminatoires les excluant de toute activité économique. Vu l’intimité des rapports qui existaient entre tous les différents acteurs du marché de l’art, il est impossible d’exclure la possibilité que les marchands non-juifs n’aient acheté et vendu des objets qui appartenaient à leurs homologues juifs, souvent rivaux et concurrents. Très vite, les réseaux du marché de l’art s’adaptent à la nouvelle réalité—ils se maintiennent et s’épanouissent sous couvert d’une force d’occupation militaire et policière nazie et un régime autoritaire de collaboration qui se déclare français et qui est, par sa nature même, antisémite.
De nouveaux clients se manifestent à Paris. En l’occurrence, des milliers de fonctionnaires civils et militaires qui travaillent pour l’administration allemande, les services de sécurité et les différents ministères du Reich implantés d’ores et déjà en France occupée. S’y ajoutent les effectifs des sociétés commerciales, financières et industrielles des pays de l’Axe en quête de nouveaux clients. Ces nouveaux-venus accroissent la demande pour des objets et œuvres d’art sur le marché parisien. Les reçus des marchands, les factures, les bons de transport, les échanges de correspondance constituent une partie des preuves matérielles qui confirment la multiplication des transactions entre acteurs du marché de l’art en France occupée et une importante clientèle provenant du Reich et de ses territoires annexes.
Si la politique antijuive de Vichy et de l’occupant allemand nécessite la mise en place d’une France ‘judenrein’—sans juifs, qu’ils soient nés en France ou venant d’un autre pays, un marchéde l’art déjudaïsérequiert l’anéantissement de sa composante juive, c’est-à-dire, des membres de l’école de Paris et de leurs œuvres ainsi que l’exclusion des marchands, collectionneurs et autres spécialistes et courtiers qui peuplent ce marchéet qui sont fichés comme appartenant àla communauté juive.
Qui sont ces artistes ?
Installés en France par centaines depuis le début du 20ème siècle, ils avaient quittéleurs foyers en Europe de l’Est et dans les Balkans en quête d’une inspiration artistique qu’ils étaient sûrs de trouver à l’Ouest et plus précisément en France. Ce sont les grands oubliés, les marginaux, pauvres, difficilement intégrés dans la société française, dans les milieux de l’art. Ils s’expriment en yiddisch, en russe, en d’autres langues slaves. Ils fréquentent certains cafés surtout ceux de Montparnasse comme le Dome et la Rotonde. Bien que les grands marchands juifs parisiens les ignorent, ils créent leurs propres réseaux, persévèrent, côtoient de grands artistes comme Chagall, Braque, Picasso, Modigliani et Soutine, ils attirent des collectionneurs et marchands séduits par leur romantisme et le lyrisme de leurs œuvres. La plupart sont des crève-la-faim. Mais ils persistent et arrivent à faire entrer leurs œuvres dans une multitude de salons et d’expositions. Leur présence pose un défi au goût officiel qui met en avant un art « français. » Si bien que lorsque la France tombe sous le joug nazi en 1940, une dualité entre art « français » et art « juif » prend forme.
Peut-on argumenter que le renouveau de l’art français sous Vichy constitue une étape nécessaire dans la déjudaïsation de la vie artistique en France?
Faut-il en déduire que l’épuration de l’Ecole de Paris cède la place à cet art « français » non juif sous Vichy et au-delà ?
Après quatre années de pillages, de confiscations, de saisies, dans le cadre d’une entreprise génocidaire, le marché de l’art en 1945 est totalement compromis, pollué, contaminé par une masse d’objets et d’œuvres, difficilement identifiables, mais qui proviennent de foyers exterminés, de vies brisées. Tous les recoins de ce qu’on appelle le monde de l’art, sont impliqués dans cette entreprise, y compris les fonctionnaires en poste qui officialisaient et rationnalisaient ces actes de pillages contre la communauté juive. Le comble voudrait que tout ce beau monde invoque après la guerre la bonne foi telle une incantation, afin de défendre leur comportement. Entretemps, six millions de vies humaines à travers l’Europe ont été effacées dans des circonstances on ne peut plus cruelles.